L’ALBUM
Le groupe Marseillais Prezzaj présente son premier album, TKT, un projet instrumental à la croisée du jazz moderne, de l’électro et du grooves.

Il fallait bien qu’un jour Prezzaj sorte de sa longue adolescence musicale. Après dix ans de maturation, de scènes, d’exploration sonore et de rencontres musicales, voici TKT, premier album du quintet. Un titre qui sonne comme un SMS envoyé à l’angoisse du siècle : « ne t’inquiète pas », quand tout, justement, nous intime de nous inquiéter.
Dès l’ouverture, The Day After donne le ton : une aurore vacillante, comme une incantation presque prophétique qui finit par s’évanouir. Intervient un ostinato au clavier sur lequel vient se greffer le reste du groupe tel une procession. On en sort ébranlé, avec le sentiment étrange d’avoir entendu non pas un discours hermétique mais une conversation collective sur le monde d’après.
Et puis il y a Tkt and no coffee, morceau-slogan comme un conseil : « déstresse, range le café ». Tout commence par une boucle nerveuse au piano se transformant en un thème mélodieux, déroulé comme une petite histoire intime, avant que la trompette et le saxophone ne se lancent dans un échange de solos courts et vifs, presque espiègles. Plus tard un long duo, spécialement écrit pour les soufflants, s’installe alors comme une déclamation, jusqu’à ce que la batterie, enfiévrée, surgisse pour clore le récit.
Life Cross Tattoo prend une autre direction : la vie éternelle gravée sur la peau — vœu pieux, promesse impossible. Ici, l’ambiance est ouatée, presque onirique, comme suspendue dans un rêve. Mais derrière cette douceur flotte une ombre discrète : la réalité n’est jamais loin, et vient fissurer les illusions les plus tenaces.
Avec My Integrity, le climat se durcit. Fiévreux, insaisissable, le morceau se construit sur des syncopes et des boucles hypnotiques qui donnent l’impression que la sincérité ne peut s’exprimer qu’à vif, au bord de la rupture.
Forgetting Curve plonge quant à lui dans la mémoire en péril. Inspiré de la fameuse courbe de l’oubli du psychologue Hermann Ebbinghaus, le morceau met en scène la fragilité du souvenir : chaque note semble s’effriter avant même d’avoir trouvé refuge dans l’esprit. Le saxophone, plaintif et fragile, devient la voix de cette mémoire vacillante, jusqu’à ce qu’un tutti final balaie tout sur son passage, comme un sursaut collectif contre l’érosion du temps.
On rit jaune avec Sax Toy, dont les notes saccadées rappellent que le saxophone n’est pas seulement un instrument mais peut également se métamorphoser en un jouet pour adultes consentants. Le morceau agace autant qu’il fascine, mais n’est-ce pas là tout l’art du jazz : séduire en provoquant ?
Toutes les compositions portent la signature de Yannick Chauvin, qui s’amuse tout au long de l’album à saboter le GPS harmonique et à perdre l’auditeur dans des paysages changeants.
Le collectif, lui, respire l’unité : Clément Moulin propulse une trompette virevoltante mais toujours sûre d’elle, Vincent Tournardre laisse son saxophone osciller entre mélancolie et rugissement, les claviers du compositeur et la contrebasse complice de Matteo Sgarzi trament leurs sortilèges, tandis que David Sinopoli fait vrombir une batterie foisonnante, volcanique, comme si chaque frappe voulait rappeler que le temps, lui, ne se dompte jamais.
L’auto-production donne à l’ensemble une rugosité bienvenue, loin des vernis aseptisés du marché.
Alors, faut-il s’inquiéter ? Certainement pas. TKT n’apporte aucune consolation, mais il offre mieux : une musique vivante, contradictoire, qui danse sur ses doutes et fait de l’incertitude une esthétique. Et ça, croyez-moi, n’est pas donné à tout le monde.
